Ecrits, entretiens de Michèle Cléach
Fiction et réalité : Agnès Jésupret « Les os noirs » (éd. Liana Levi)
Une note de lecture de Michèle Cléach dans L'INVENTOIRE - 25 février 2025
La narratrice de Les os noirs est biographe, comme l’est Agnès Jésupret. Une alter ego en quelque sorte. Elle rencontre Clara Ignorante, alors qu’elle recueille, dans un EPHAD, le récit d’un vieux monsieur dont elle écrit la biographie : « Je suis biographe anonyme pour des gens qui le sont tout autant. J’étais venue dans cet établissement mener des entretiens avec un monsieur centenaire dont la petite-fille m’avait demandé de recueillir les souvenirs. Avant de nous quitter, nous avions bu un thé, accompagné de petits gâteaux que j’avais apportés. Clara était arrivée, s’était assise à nos côtés. Elle m’avait demandé la raison de ma présence dans ce salon, avait écouté ma réponse avec étonnement, puis elle avait affirmé : « Ma vie à moi n’intéresse plus personne. » J’étais repartie infiniment triste. Rapidement, je n’avais plus eu qu’une idée en tête : m’intéresser à la vie de Clara ». Et bientôt la narratrice va aussi recueillir le récit de la vie de Clara. « Chaque nouvel entretien que j’ai eu avec le sémillant centenaire a été suivi d’un moment partagé avec Clara, mon enregistreur sur la table, mon stylo à la main … J’ai cherché des détails, des aspérités, sans jamais bousculer Clara. Séance après séance, j’ai vu son front s’éclaircir, son visage tout entier s’illuminer. Petit à petit, le sentiment que j’avais eu au départ de lui voler son histoire s’est estompé. » ...
Devenir biographe
Un entretien avec Michèle Cléach et Delphine Tranier-Brard (in L'INVENTOIRE 6 janvier 2025)
Michèle Cléach et Delphine Tranier-Brard sont les autrices de « Devenir biographe - Prêter sa plume pour écrire la vie des autres ». Au-delà d’un guide, leur ouvrage nous révèle les secrets de la construction d’un récit, permettant à toute histoire vraie de se lire comme un roman.
Michèle Cléach est à l’initiative des « Assises de la biographie » qui se tiendront les 21 et 22 mars 2025. Interview croisée de deux biographes.
Bergère, tout simplement
Une note de lecture de Michèle Cléach à propos du livre "Bergère" de Florence Debove
Après quelques années d’études supérieures et de « petits boulots » puis quelques expériences de gardienne de troupeaux en Ardèche et en Haute-Provence, Florence Debove est devenue bergère d’estive dans les Pyrénées. Chaque année elle quitte, en juin, la vallée et son confort et va passer 4 mois dans les montagnes où elle garde le troupeau d’un éleveur. Dans son sac à dos elle a toujours des carnets, de quoi écrire et dessiner.
Bergère, c’est le récit d’une année d’estive en quatre parties : juin, juillet, août, septembre. Et une première partie : Prélude à l’estive dans laquelle l’auteure raconte la façon dont on se prépare à ces quatre mois d’estive. Elle y dit aussi ce qui a présidé à l’écriture de ce livre :
Dévoiler ce que je ressens, moi, bergère, pendant ces trois mois hors du temps. Sans autre but que le voyage. Et m’en tenir à la précision des émotions. Utiliser mes mots, les tourner dans tous les sens, pour qu’au fil des phrases ils deviennent de fidèles révélateurs de mon quotidien.
Je décide de tenir un journal pour ma mère, pour les gens des villes, les gens des champs, et pour me souvenir, quand je serai grand-mère.
Et peut-être répondre à la question qu’elle se pose avant le départ pour l’estive :
Suis-je une usurpatrice ? je marche sous le soleil, en robe légère et sandales, je me baigne dans la Dordogne.
Je n’ai rien à voir avec une bergère.
Et pourtant, le récit de Florence Debove est bien celui d’une bergère et, après sa lecture, nous serons un peu moins ignorant.es quant à ce que c’est que d’être une bergère d’estive.
C’est d’abord « habiter la montagne », y vivre seule, hormis quelques visites de proches ou passages de randonneurs, mais avec la présence des animaux, moutons et brebis bien sûr, et les patous du troupeau (chiens de berger des Pyrénées) qu’il faut apprivoiser, et celles, précieuse et fidèle de son chien Noké et de son chat matoul.
« Habiter la montagne » c’est vivre dans un environnement grandiose, et le paysage sera un des protagonistes du récit. Il y a sa beauté, la vue qu’il lui offre et qui devient son « écran géant », mais il y a surtout la nécessité de le lire, de l’apprendre, d’en faire son allié, la nécessité d’être attentive aux traces, aux signaux, au comportement du troupeau ...
« Evoquer les objets de sa vie, c’est toujours raconter quelque chose de soi, c’est raconter un peu (ou beaucoup) de sa vie »
Un article de Michèle Cléach (le 09/01/2024)
"Brocantes et vide-greniers ont toujours eu en France un certain succès. La pandémie, les difficultés financières d’une partie de la population, la conviction que nous n’avons pas d’autre choix, si nous voulons éviter la catastrophe écologique, de réduire notre consommation voire d’entrer dans la « décroissance », la nécessité de « s’alléger », participent de cette circulation des objets, de ce « goût » pour la seconde main. On a vu fleurir un peu partout des « ressourceries » dans lesquelles certain.e.s se délestent d’un trop plein d’objets et de vêtements, tandis que d’autres y trouvent, à petits prix, ce dont ils ont besoin ou de quoi se faire plaisir. Sans parler des sites de revente en lignes.
Il est pourtant certains objets dont on ne se départit pas facilement, objets hérités, objets achetés sur un coup de cœur, objets rapportés d’un voyage, objets reçus en cadeau, objets qui ravivent la mémoire, évocateurs de moments, de personnes, de lieux qui ont eu de l’importance dans notre vie.
Notre rapport aux objets est souvent complexe, il fluctue d’une période de la vie à l’autre et ce rapport aux objets a souvent été questionné par des sociologues et des ethnologues, qui ont commis quelques ouvrages, fort intéressants au demeurant. Dans la littérature, les objets peuvent aussi être au cœur du propos des auteur.e.s, particulièrement dans le champ autobiographique ...".
« Ecrire le paysage, se détacher du quotidien »
Un entretien avec Michèle Cléach, paru dans L'INVENTOIRE, le 2 mai 2023, à l'occasion de la préparation d'un stage résidentiel sur le paysage dans un manoir en Bretagne (du 18 au 22 mai 2023)
L' Inventoire : Lors de ce séjour, est-il question d’accéder à son écriture par le paysage ?
Michèle Cléach : C’est une possibilité. Je me souviens que, lorsque j’ai proposé cet atelier il y a deux ans, c’était une des motivations d’une participante : lever les blocages qu’elle connaissait depuis quelque temps. Mais ça n’est pas la raison d’être de cet atelier.
Je ne sais pas s’il faut créer une hiérarchie entre l’écriture et le paysage, si l’un permet d’accéder à l’autre ou vice-versa. Je préfère que l’on entende l’expression dans son entièreté, « écrire le paysage ». L’objet de l’écriture c’est le paysage. Ecrire, ici, est transitif ! Mais on peut aussi considérer que, dès lors que l’on écrit, quel que soit l’objet de son écriture, ce sera toujours une façon d’y accéder. Et comme dans tout atelier, le partage des textes enrichit aussi la perception de chacun.e, le regard, la façon de mettre des mots sur un paysage...
« La Furieuse, rives et dérives », Michèle Lesbre (éditions Sabine Wespieser)
Une proposition de lecture de Michèle Cléach, parue dans L'INVENTOIRE le 18 juillet 2023
C'est un récit, qui, de la Loire, fleuve de l’enfance de la narratrice : « depuis ma naissance, la Loire coule en moi », en passant par le Danube, le Pô, la Neva, la Vltava, la Marne, la Seine, la Tisza « la cruelle Tisza, dont les débordements sont comme des chagrins, ceux de la vie inquiète des hommes » et d’autres encore, nous entraîne de rives en dérives, jusqu’à la Furieuse, « que je ne connais pas et qui m’attire depuis que j’ai entendu son nom, un rendez-vous qui vient de loin peut-être », affluent de La Loue, qui coule au pays de Courbet, et vers laquelle tend le récit. Et au cœur du récit, la figure tutélaire du Grand-père Léon et celle de sa femme Mathilde, nous ramènent régulièrement dans « cette modeste campagne qui n’existe plus, avalée par la mécanique implacable du progrès » mais dont la narratrice s’emploie à garder vivant le souvenir.
J’ai choisi ce livre, pour l’écriture sensible de Michèle Lesbre, sa langue poétique qui, par associations, nous entraine de rives en dérives, nous fait traverser nombre de paysages dans lesquels on aurait envie de se couler, de les découvrir ou les redécouvrir ; pour son art de réveiller nos propres souvenirs ; d’évoquer livres et auteur.es qui, eux-mêmes, ont inscrits tout ou partie de leur œuvre dans ces paysages traversés par des fleuves, des rivières ou des ruisseaux ; pour l’envie de les lire ou de les relire : Michèle Desbordes, Claudio Magris, Paolo Rumiz, Esther Kinski … ; pour sa façon, légère, de mêler hier et aujourd’hui, littérature, géographie et histoire intime.
ET enfin, j’ai aussi choisi ce livre pour son titre. La Furieuse, n’est-ce pas un nom à porter haut par les temps qui courent ?
22/03/2023
Une note de lecture de Michèle Cléach à propos du livre de Caroline Anssens "Des cailloux bleus plein les dents"
Le 22 mars 2023
Sur la 4ème de couverture, l’éditeur a écrit : Des cailloux bleus plein les dents est le premier roman de Caroline Anssens. Roman ou récit ?
Pour être tout à fait honnête, je dois dire que je connais Caroline Anssens et je sais ce que ce premier « roman » doit à sa propre histoire. Mais récit ou roman, qu’est-ce que ça peut bien faire après tout ? Ce qui compte, n’est-ce pas la qualité de l’écriture, la qualité de la mise en récit, la qualité littéraire du texte. Et ces qualités, Des cailloux bleus plein les dents les possèdent toutes. Car n’est-ce pas une prouesse littéraire que de faire tenir ensemble des fragments, sans aucun ordre chronologique, sans que jamais le lecteur ne se perde, ni dans le récit, ni dans les personnages, ni dans les différents points de vue, celui de la narratrice à tous les âges, celui du temps de l’écriture, celui de l’enfance, celui de l’adolescence et celui de la jeune adulte ?
Quel que soit l’âge, l’adresse est à la mère, tombée malade quand la narratrice avait à peine 13 ans, morte quand elle en avait tout juste 16. Je ne dévoile rien, le lecteur en est avisé dès le début du texte. Dès le début du texte il y a la mère, il y a le père, « Ton Jacques », jamais autrement nommé, et dans cette appellation « Ton Jacques », tout est dit de leur relation à ces deux-là ; il y a la maladie et la mort, et le fracas qui s’ensuit : Lorsque tu es partie, nous sommes devenus quasi instantanément des êtres désemparés, soumis, fracassés ...
Masterclasse d'Hélène Gestern
Cette masterclasse s'est tenue le 8 octobre 2022 à La Maison de la Poésie
Organisation : Aleph Ecriture
Animation : Michèle Cléach
Hélène Gestern est née en 1971. Elle vit à Nancy, où elle enseigne la langue et la littérature françaises à l’université. Elle a rejoint en 2002 une équipe de recherche spécialisée dans les écrits autobiographiques. Elle s’intéresse également à l’histoire de la photographie. En 2022, elle a obtenu le prix RTL-Lire magazine littéraire et le prix Relay des voyageurs lecteurs pour 555.
Un entretien paru dans L’INVENTOIRE, le 16 mai 2022, à l’occasion de la préparation de l’atelier d’écriture
"L'Inventoire : « Dans le calme de la campagne normande, le Domaine des Herbes vous accueille dans ses 3 jolies maisons à colombages sur un parc de 5 hectares » : s’isoler un peu dans un bel endroit, pour prendre le temps d’écrire, qu’est-ce que cela apporte selon vous à celui qui a un projet d’écriture ?
Michèle Cléach : Dans l’atelier d’écriture, on met en place les conditions pour favoriser l’écriture. Quand l’atelier se déroule dans un bel endroit, un bel environnement, que les participant.es sont libéré.es des contingences du quotidien, que chacun.e peut se consacrer quasi exclusivement à l’écriture tout en se « nourrissant » de ce qu’offre l’environnement, j’ai pu constater que c’était très porteur. ..."
Un article de Michèle Cléach (09/11/2021)
Depuis quelques semaines, le journal le Monde, publie dans ses colonnes des récits recueillis auprès des Français. Le site du journal présente ainsi le projet qui a présidé à ces articles :
100 « Fragments de France[1] »
A six mois de l’élection présidentielle, Le Monde brosse un portrait inédit du pays. 100 journalistes et 100 photographes ont sillonné le terrain en septembre pour dépeindre la France d’aujourd’hui. Un tableau nuancé, tendre parfois, dur souvent, loin des préjugés toujours.
Les préjugés de qui ? Des journalistes ? Des hommes et des femmes politiques ? De tous ceux qui parlent à la place de, qui parlent pour, qui parlent sur ? ...
[1] Accessibles sur le site du journal : https://www.lemonde.fr/fragments-de-france/visuel/2021/10/20/fragments-de-france-explorez-les-100-reportages-du-monde-a-travers-le-pays_6099256_6095744.html
Entretien avec Michèle Cléach, dans L'INVENTOIRE du 5 juin 2020
"À l’occasion du cycle de formation réalisé en partenariat avec Le Pèlerin et Aleph-Écriture, L’Inventoire a interviewé Michèle Cléach, responsable du projet « Écrire et publier son histoire de vie ». Michèle Cléach explore depuis plus de dix ans les sentiers des histoires de vie et des ateliers d’écriture. Elle dirige ce projet de l’aventure de la transmission écrite jusqu’à l’édition du livre de sa vie, opportunité inédite aujourd’hui en France. ..."
Note de lecture
Le livre a la taille d’un carnet, d’un très beau carnet dans lequel ont été délicatement déposés des traces de la vie de Marie consignées dans des carnets qu’elle a laissés derrière elle dans sa maison du Forez ; des traces de la vie de l’auteure, la voisine de Marie ; et les photos des carnets et de ses motifs, celles du village aussi, par le nouveau propriétaire de la maison de Marie.
Pas vu Maurice, c’est l’histoire d’une « vie minuscule ». L’histoire d’un lieu, et d’un monde oublié. Pas vu Maurice, ce sont deux écritures qui se répondent, s’interpénètrent, se révèlent l’une à l’autre. C’est une écriture hybride. A la voix de Marie, à ses notations quotidiennes, va répondre la voix de l’auteure : ...
A lire les carnets de Marie, je ne peux m’empêcher d’évoquer ceux de Bergounioux, la même sobriété, la même préoccupation de relater le quotidien des jours pour que la vie ne se perde pas, la météo du jour, toujours, et les récurrences d’une année à l’autre, d’une saison à l’autre, ce que Laurence Hugues appelle « les motifs ». Motifs qu’elle déplie et, les dépliant, nous donne à voir des bribes de vie au village, la sienne, celle de sa famille, du village aussi. A la table des matières les motifs se déclinent : les martres, les P de T, les pancartes, les châtaignes, les papiers peints, les soupes dorées, le cochon, les slips, la neige, les petites filles, les dahlias, le pain. Chaque motif, en quelques pages chacun, fait des aller-retours entre les activités, le paysage, la vie de Marie, la vie de l’auteure, de ses habitants, entre la vie du village hier et celle d’aujourd’hui. Légèrement, sobrement, poétiquement ...
Entretien de Michèle Cléach avec l’auteure Laurence Hugues (26 novembre 2019)
Le livre a paru pendant l’été. Pas vraiment la bonne période pour espérer que les journalistes littéraires et autres medias s’y intéressent. Et pourtant … Depuis la rentrée, Pas vu Maurice, chroniques de l’infraordinaire, a été l’objet d’une chronique sur France Culture, d’un article dans La Montagne et de plusieurs recensions sur le Net. Le 3 décembre prochain, Laurence Hugues en fera une lecture à la Maison de la poésie.
Pas vu Maurice, c’est un objet littéraire parfaitement identifié : un texte de Laurence Hugues (et de Marie) et des photos de Claude Benoit à La Guillaume. Publié aux éditions Creaphis, il tient dans une seule main. Il raconte, à travers ses carnets, la vie de Marie dans sa maison du Forez, pas loin de Noirétable, il raconte la vie du village quand la narratrice était enfant et la vie d’aujourd’hui. Il donne à voir des pages des carnets de Marie, les paysages et quelques « motifs » de sa vie et à la voix de Marie se mêle la voix de l’auteure qui, depuis l’installation de sa mère dans le Forez dans le mouvement du retour à la terre des années 70, a été la voisine de Marie.
La lecture de « Pas vu Maurice » nous a donné envie d’aller à la rencontre de Laurence Hugues.
Comment est né « Pas vu Maurice » ?
J’ai une maison dans ce hameau du Forez où habitait Marie. C’est la maison de mon arrière-grand-père dans laquelle je suis revenue vivre avec ma mère après le divorce de mes parents. J’y ai vécu jusqu’à ce que je parte faire mes études et j’y suis toujours revenue très régulièrement. Marie était notre voisine. Rien n’avait bougé dans sa maison depuis qu’elle était partie en maison de retraite. Le nouveau propriétaire y a trouvé beaucoup de choses (voir l’inventaire au début du livre), Marie ne jetait rien. Et il y avait aussi un coffre-fort dont la clé était perdue. L’acte de vente stipulait que le coffre-fort restait la propriété des héritiers, ils espéraient le moment venu y trouver un trésor, mais quand on a pu l’ouvrir, il était vide. En revanche, le vrai trésor, c’étaient les carnets de Marie.
Un jour mon nouveau voisin est arrivé chez moi avec le carnet de l’année 2000, il y avait trois lignes qui donnait à voir, depuis sa fenêtre, une rupture, qui m’a ramenée 15 ans en arrière :
Laurence arrivée avec un copain, repartie seule. Laissé lumière allumée dans la salle de bains.
J’ai lu les carnets en totalité, j’ai pris des notes, ça m’a pris deux étés. Il y en avait dix-sept depuis 1984, elle écrivait aussi sur les manchons des journaux et des magazines, sur des feuilles volantes. Marie racontait quelque chose qui avait disparu. Elle a vécu la fin d’un monde. Marie raconte sa vie et la vie du hameau dans leur cycle annuel. Elle n’y parle que de travail, pas d’intime, de l’infraordinaire comme dit Georges Perec. Même les événements le plus graves sont notés de la même façon que le raccommodage des vêtements, la confection des confitures ou, la mort du frère dans la neige, celle de son mari :
Nanou soins intensifs. Plus quitter. Nanou mort depuis 6h1/2. Gelée blanche.
Son rapport à la vie, c’est le rapport au labeur. Cela m’a rappelé les Lettres à sa mère d’Hölderlin, le spectacle sur lequel j’avais travaillé en 1994, qui donnait à voir, comme dans les carnets de Marie, le passage du temps dans la répétition, les rituels du quotidien et des saisons. Les carnets de Marie, c’est aussi une histoire d’isolement, une histoire de la solitude.
Et une fois que vous aviez lu tous les carnets, qu’est-ce qui s’est passé ?
J’ai trouvé que l’écriture de ces carnets était très contemporaine : des listes, fait feu chat bois, pas de ponctuation, d’articles. J’ai eu envie d’éditer des morceaux, de dire ces carnets au théâtre. Le 14 mai dernier, j’ai d’ailleurs fait une lecture intégrale de l’agenda 2000 à la Cité internationale des arts.
Et puis j’ai eu envie d’écrire à partir de ces carnets, d’y mêler mon écriture, mais par quel bout les prendre ? Les textes sont très puissants en eux-mêmes. La matière aussi était abondante, en vieillissant, moins Marie fait, plus elle écrit. J’ai repéré des motifs dans ces carnets, des répétitions quant aux travaux quotidiens de Marie. J’ai eu l’idée d’écrire à partir de certains de ces motifs, d’écrire ce dont je me souvenais sur ces motifs, de donner un autre point de vue en quelque sorte, de faire un texte qui soit un dialogue à deux voix, la sienne et la mienne comme un contrepoint, un contrepied. Le dialogue de deux femmes de générations différentes. J’ai voulu, comme les vêtements rapiécés de Marie, coudre ensemble, de l’intime, du sensible, de la poésie, du point de vue « documentaire ». A partir du moment où j’ai trouvé la forme je suis revenue écrire dans ma maison une semaine par mois pendant trois ou quatre mois.
Il y a eu des présentations des photos, des lectures à Noirétable. Quel accueil a reçu le livre ?
Le livre a reçu un très bon accueil. Le frère de Maurice est venu à une lecture. Il y a eu de belles rencontres, le livre fait parler. Les carnets de Marie, et Pas vu Maurice, c’est aussi l’histoire d’un lieu, d’un hameau qui a failli mourir, il a été laissé à l’abandon. Dans les années 70 des familles sont venues ou revenues s’y installer, à un moment nous étions une soixantaine, puis le hameau s’est vidé. J’y ai été seule… aujourd’hui c’est fluctuant.
Retranscription abrégée de l'intervention à la table ronde sur les " Transmissions familales et sociales ". Cette table ronde s'est déroulée lors des Journées de l’autobiographie de l'APA en juin 2019.
(cette intervention est parue dans la revue "La faute à Rousseau" de l'APA n°82-octobre 2019)
Intervenants de la table ronde : Michelle Cleach, Vincent de Gaulejac, Marie-Laure Las Vergnas, Mireille Podchlebnik, Véronique Leroux-Hugon (médiation)
Depuis de nombreuses années j’accompagne, soit dans des ateliers d’écriture, soit en individuel, des personnes qui souhaitent « écrire et transmettre leur histoire de vie » et qui se heurtent à la question du « comment l’écrire ? » : comment écrire cette vie que l‘on désire transmettre à ses enfants, ses petits-enfants, à la famille élargie et, pour certaines personnes, la publier et atteindre un plus large public.
Assez rapidement, les personnes témoignent des effets du dispositif d’accompagnement sur leur écriture. Mais elles témoignent aussi de la façon dont la question de la transmission, placée au cœur de leur projet, a pu le modifier sensiblement, comme cela a pu modifier leur rapport aux autres et à leur vie. Ainsi Dominique W. qui, d’octobre 2014 à juin 2016, a participé aux ateliers « écrire et transmettre son Histoire de vie » que j’anime au sein d’Aleph-Écriture » et que j’ai ensuite accompagnée individuellement pendant un an et demi, jusqu’à ce qu’elle considère que le texte était publiable.
De ce travail d’écriture, de sa publication (en autoédition) et de sa transmission à ses enfants et petits-enfants, à sa famille dispersée en France et à l’étranger ainsi qu’à ses amis, Dominique dit qu’elle n’en finit pas d’en voir les effets.
Avant octobre 2014, Dominique n’avait jamais participé à un atelier d’écriture. Mais depuis quelques années, après que sa fille lui avait dit : « maman, ta vie, tu devrais l’écrire », elle avait entrepris de faire, de façon chronologique, le récit de son histoire ; mais, disait-elle « ça ne va pas du tout, je n’y arrive pas. Je m’arrête, je reprends, je ne suis pas contente de moi ».
Dominique est une scientifique, elle a fait une carrière de chercheure au CNRS, dans un laboratoire de l’Institut Gustave Roussy à Villejuif. L’écriture n’est pas son domaine de prédilection. Née en 1938 « de parents juifs sans religion » selon sa propre expression, elle a vite été prise dans les tourments de la guerre et ne fut réellement scolarisée qu’à l’âge de 11 ans.
A la retraite, Dominique s’est cependant occupée du « patrimoine autobiographique » familial : après avoir organisé des expositions de l’œuvre picturale de son père, elle a retranscrit le journal tenu par son grand-père alors qu’il était brancardier pendant la guerre de 14 ainsi que les 400 lettres écrites à sa femme dans la même période, retranscriptions qui ont donné lieu à deux ouvrages auto-édités : Scènes de la vie des brancardiers, souvenirs de guerre et Ma chère Jeanne.
Mais retranscrire n’est pas écrire, et, s’agissant de sa propre histoire, Dominique se posait la question que se posent tous ceux qui s’y attellent : comment l’écrire ? Et plus précisément, comment écrire l’histoire d’une vie, inscrite dans l’Histoire avec une grande H comme disait Georges Perec ? Comment écrire les failles et les appuis sur lesquelles cette vie s’est construite ? Comment écrire la vie professionnelle et les engagements politiques et sociaux ? Comment écrire les maux d’une vie, la maladie bipolaire et le cancer, comment écrire ce qui ne savait pas se dire ?
A la question du « comment l’écrire », c’est du côté du travail de l’écriture, du travail de la langue que l’on trouve des réponses. Ecriture, lecture, réécriture : on tâtonne, on essaie, on fait et on défait, on organise et on réorganise, on interroge « l’objet » produit jusqu’à ce qu’on en soit satisfait. Et, ce faisant, on constate vite que le travail de l’écriture agit bien au-delà de l’écriture elle-même : « En retravaillant un texte, c’est aussi sur ses émotions et sur sa pensée que l’on travaille. Ces superlatifs dont on use à profusion (tendance au mélo, peut-être ?), ce ton revanchard (écris-tu pour te justifier ou pour régler tes comptes ?), cette tendance à vouloir embellir la réalité, à trop expliquer, ou pas assez (ce que tu tais, cette rupture, ce silence entre les lignes), l’incohérence de tel personnage, les lacunes dans la structure du récit, etc. À travers la recherche du mot et de l’image justes, du ton juste, en tentant de réorganiser ou de clarifier les idées et les phrases, on approfondit notre rapport au langage et notre sens du discernement. » écrit Marité Villeneuve[1], auteure québécoise, animatrice d’ateliers d’écriture et d’histoire de vie.
Sur ce travail qu’elle avait engagé, Dominique, elle, a écrit :
MAMAN TA VIE....m'a dit ma fille.
… En 2011, je me suis lancée. Le travail … s’est interrompu à plusieurs reprises, en fonction de pannes techniques ou de mes différents états d'âme.
Il est question d'une femme, orpheline de mère, de guerre et ayant des difficultés à construire sa vie. /…/
Souvent au milieu de la nuit des souvenirs oubliés, remontent à la surface. De peur qu'ils m’échappent, je me lève précipitamment et me dirige fiévreusement vers mon ordinateur ce qui rend mes nuits un peu trop courtes. …
Conformément à ma formation scientifique, la première version de mon texte se présentait selon un ordre chronologique rigide. Actuellement j’écris au plus près de mes émotions. J’ai même découvert comment jouer avec l'humour, y compris dans le cas de situations tragiques.
Enfin, Je parviens à aborder des périodes importantes de ma vie que précédemment, je ne pouvais pas formuler, et ce n'est sans doute pas un hasard si j'ai accompli un devoir de mémoire en me rendant à Auschwitz pendant la période des ateliers d'écriture. J’avais jusque-là repoussé l'idée d'une telle démarche.
Dominique évoque également un autre effet de ce travail d’écriture : « je me suis mise à lire alors que je lisais peu ». Elle dit aussi que, ce qui lui a permis d’écrire cette histoire qu’elle n’avait pas réussi à écrire seule, ce fut d’abord l’abandon de l’écriture chronologique, l’avancée progressive par de multiples entrées dans son histoire, et, dit-elle, « ça a été important d’apprendre à écrire au plus près de mes sentiments et de mes émotions ».
Quant à la recherche de documentation, papiers et photos, elle l’a en partie effectuée avec ses petits-fils : ça les a beaucoup amusés dit-elle et j’ai retrouvé des choses incroyables.
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[1] Des pas sur la page, l’écriture comme un chemin, Editions Fides, Québec, 2007
Note de lecture de Michèle Cléach (10/09/2019)
Au moment où Bernard Lahire publie « Enfances de classes », une grande enquête qui montre que les inégalités déjà présentes chez les enfants de maternelle vont influencer le destin social des individus, lire L’échappée de Francine Gautier, c’est lire l’histoire d’une de ces enfants-là.
Bien sûr, l’enfant de L’échappée, née juste après-guerre, est une enfant du baby-boom. Une enfant dont l’arrivée a provoqué le mariage de ses parents à une époque où le mariage, pour une femme, c’était l’assurance de voir s’envoler tous ses rêves d’émancipation. Une enfant contemporaine de la reconstruction du pays qui a vu un grand nombre de Français s’enrichir mais qui en a laissé un certain nombre sur le bord de la route. La famille de la narratrice est de ces familles-là, de celles qui longtemps encore auront de la peine à « joindre les deux bouts ». De celles qui, dans ce territoire de bord de mer que l’auteur nous décrit magnifiquement, constituent le petit peuple de l’estran.
Dans une langue limpide et précise, c’est avec les yeux de l’enfant, puis ceux de l’adolescente et de la jeune adulte, que nous découvrons la vie dans ce village du bord de mer, puis dans une ville moyenne du Cotentin jusqu’à l’entrée à l’université, dans la capitale régionale.
Malgré les nombreuse difficultés rencontrées par la famille - les frère et sœurs qui arrivent trop vite et trop nombreux et dont il faut s’occuper, la mère qui perd peu à peu sa joie de vivre, le père trop souvent absent, les problèmes d’argent -, la narratrice nous donne à voir une enfant plutôt heureuse : elle développe une grande complicité avec sa mère, trouve appui et affection auprès de ses grands-parents et de quelques adultes de la commune, et il y a ce territoire dans lequel elle navigue librement, à un âge où aujourd’hui on ne laisserait pas un enfant faire trois pas tout seul !
Et bien sûr, il y a l’école de la République qui a sauvé la narratrice du destin que nombre de ses camarades d’école ont connu – le placement comme petite bonne dans des familles aisées -, grâce à son goût et son désir d’apprendre et à une institutrice et un instituteur animés du désir d’amener les enfants à sortir de leur condition sociale en les initiant à tout ce à quoi ils n’avaient pas accès dans leurs familles : la lecture des « grandes œuvres », la peinture, la musique, etc. ; mais, faute de capital social, le prix à payer pour accéder aux diplômes supérieurs fut rude ! D’autant plus que pendant ce temps-là, la santé psychique d’Henriette, la mère, se détériore, et le père ne se remettra jamais d’avoir « failli » dans ses affaires.
Mais l’histoire de la narratrice et celle de sa famille sont traversées par l’Histoire. L’Histoire politique, l’Histoire économique, l’Histoire sociale. C’est au travers des personnages que cette Histoire nous est donnée à voir, la guerre de 14 avec le grand-père devenu allemand en 1870, celle de 39 racontée par Henriette et Anne, l’amie, la guerre d’Algérie avec l’oncle Etienne, et mai 68 vécut par la narratrice à l’Université de Caen.
Il y a du Annie Ernaux dans ce récit, mais contrairement à Annie Ernaux, ce n’est pas la honte qui habite la narratrice. Plutôt la fierté d’avoir parcouru ce chemin, une fierté non dénuée de chagrin :
A moi, il reste le chagrin d’avoir vu ma mère dévalorisée, maltraitée, poussée à la déraison – par mon père, certes, mais aussi par un ordre social violent qui a fini par les emporter tous les deux. Un chagrin que rien n’apaise, pas même le temps.
Note de lecture Michèle Cléach - 02/01/2018 [Livre de Michèle Bauve Caviglia - Préface de Marc Fontrier]
Il est un lieu singulier à Addis-Abeba, appelé le Mercato … Cela pourrait être la première phrase d’un conte de Karen Blixen, mais ce que nous raconte ici Michèle Bauve Caviglia n’a rien du conte. C’est le récit d’une « aventure » qui aurait pu être une merveilleuse aventure ; mais le silence du titre et encore plus le sous-titre, les blessures de Moyalé, 4 août 1976, donnent à entendre que c’est une aventure qui a mal tourné.
Le récit de cette aventure éthiopienne, l’auteure l’a porté en elle pendant plus de 40 ans, comme elle porte sur le corps les marques indélébiles de l’attaque terroriste dont elle a été victime ce 4 août 1976 à Moyalé, « bourgade frontalière entre l’Ethiopie, le Kenya et la Somalie », et avec elle son mari, un ami célibataire, un couple d’amis et leur enfant, tous enseignants coopérants à Addis-Abeba.
Compte-tenu de la situation politique du pays, ils n’auraient jamais dû se trouver là. Les services de l’Ambassade de France leur avaient pourtant délivrer l’autorisation de quitter Addis-Abeba pour se rendre en Tanzanie pendant leurs vacances scolaires. C’est sans doute pour cette raison qu’en septembre, à leur retour en France, convoqués au ministère des Affaires étrangères ordre leur fut intimé de ne rien révéler de cette histoire, sous peine de sanction. Et bien sûr pas de prise en charge, à peine d’indemnisation, circulez, y’a rien à voir. Mais à voir justement, il y avait ces cicatrices qui barraient le corps de la narratrice et qui n’étaient pourtant que la face émergée de l’iceberg. Sur la face immergée, il y avait la mort de l’amie, la peur qui ne lâche jamais, les cauchemars, et le silence, ce silence imposé par les autorités ou voulu par les autres victimes qui pensent qu’ainsi ce sera plus facile d’oublier.
Au début du récit, l’auteure nous donne à voir ce que furent l’émerveillement de l’arrivée dans ce pays dont ils ne connaissaient rien ou si peu, le choc éprouvé face à certaines situations et certains événements, l’attachement vite éprouvé pour ce pays et ses habitants « Il faut bien peu de chose pour qu’une humanité se partage. Un sourire, une main noire tendue que l’on serre », mais sans rien cacher de leur naïveté et de leur ignorance quant à la situation politique de l’Ethiopie. Et c’est avec le regard de cette jeune coopérante que le lecteur découvre ce que la vie pouvait avoir d’exaltant à Addis-Abeba en 1976, jusqu’à l’irruption du drame, ce 4 août 1976.
La suite du récit se présente alors comme une enquête, une enquête pour essayer de mettre au jour et comprendre ce que ce silence imposé par les autorités françaises dès le retour en France a produit et continue de produire pour elle, son mari et ses compagnons d’alors. Essayer de comprendre pourquoi ce silence imposé, ce « lâchage » des autorités françaises, cette absence totale de prise en charge psychologique et à peine financière. Confronter les mémoires qui ne produisent pas toutes le même récit. Dire comment la peur ne lâche jamais, comment elle est toujours et partout présente : « la peur qui envahit le corps, qui me rend aphasique, la peur dont je suis prisonnière » ; dire aussi la culpabilité, celle d’avoir survécu, « Moi, sans enfant, j’étais vivante, alors que mon amie, la mère de ce petit garçon de deux ans, n’avait pas survécu à ses blessures. » et le sentiment d’avoir payé pour une faute « J’avais payé ma faute. De quelle faute s’agissait-il ? De quel crime étais-je ainsi coupable ? » ; dire aussi les stratégies pour déjouer le silence ; dire comment la position de victime fait exister aux yeux des autres et peut procurer un certain plaisir « comme une vedette de cinéma, je prenais plaisir à satisfaire leur curiosité » ; dire qu’on finit par se lasser et retrouver le silence, jusqu’aux attentats de 2015. Et pendant que passent en boucle sur les écrans les images des attentats, c’est l’attaque de Moyalé que l’auteure revit « J’ai peur. Mes mains, mes doigts tremblent, mon ventre gonfle, ma respiration, mon cœur qui bat plus fort… je ne peux plus bouger, ensorcelée d’images et la peur qui est là exactement comme il y a quarante ans … Impossible de me lever, de faire le moindre geste, clouée au fauteuil, … » .
Il y aura d’autres attentats, en Europe, en Afrique, et partout dans le monde, et il va pourtant falloir trouver comment continuer à vivre ; ce sera peut-être en renouant avec le récit, en posant sur la page les mots pour dénouer les fils d’une expérience singulière qui mêle l’intime, l’histoire, la géographie et la politique.
Note de lecture de Michèle Cléach – 13/12/2018
Si vous n’avez pas lu à sa sortie en mai dernier Qui a tué mon père d’Edouard Louis, c’est le moment de le faire. Mieux qu’un micro-trottoir dont sont friands les médias, mieux que deux ou trois phrases « volées » ici ou là, mieux que l’analyse en surplomb de spécialistes en tous genres, ce récit hybride qui ne veut répondre à rien d’autre qu’à la nécessité : « ce que je dis ne répond pas aux exigences de la littérature mais à celles de la nécessité et de l’urgence, à celle du feu », nous plonge au cœur de ce qui, depuis plusieurs semaines, nous agitent tous, et bien au-delà de nos frontières.
Qui a tué mon père est d’abord une adresse au père du narrateur, ce père que les lecteurs d’Edouard Louis ont déjà rencontré dans son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule, personnage point trop sympathique qu’il avait fui en même temps qu’il fuyait son milieu d’origine (social et géographique) raciste et homophobe. Ce père qu’il revient voir très longtemps après son départ et qu’il peine à reconnaître : difficultés à parler, insuffisance cardiaque, problèmes respiratoires, diabète, cholestérol, à « à peine plus de cinquante ans » : « Tu appartiens à cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce ». On est page 14 et le ton est donné. Car le narrateur n’est plus l’enfant qui espérait l’absence de son père quand il rentrait de l’école - même si certaines situations donnent à voir que les choses ne sont pas si simples, que ce père-là pouvait avoir aussi des accès de tendresse et de complicité avec son fils – , il a évolué, appris à décrypter les situations, acquis des grilles de lecture et d’analyse historique, sociologique et politique. Son regard sur son père, sur la vie de son père, a changé ; à la lumière de ses acquis, il a compris comment la société a contribué à creuser l’écart entre son père et lui : « L’histoire qu’on enseignait à l’école n’était pas ton histoire à toi. On nous apprenait l’histoire et tu étais tenu à l’écart du monde ». Et au détour d’une page, il confesse « Il me semble souvent que je t’aime ».
Face à ce père physiquement détruit, Edouard Louis entreprend d’inventorier les événements : l’accident de travail qui lui détruit le dos, le déremboursement de certains médicaments, le « harcèlement » qu’il subit pour reprendre le travail malgré ce dos démoli et ses problèmes de santé liés à cet accident, la « loi travail », le mépris affiché pour les « assistés » et les « fainéants », mais aussi les hommes et les femmes responsables de cette destruction : « L’histoire de ta souffrance porte des noms. L’histoire de ta vie est l’histoire de ces personnes qui se sont succédé pour t’abattre. L’histoire de ton corps est l’histoire de ces noms qui se sont succédé pour le détruire. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique ».
Mais en même temps que son corps se dégrade le père change. Il parle avec son fils et l’écoute, et son fils l’écoute aussi : « Toi qui toute ta vie as répété que le problème de la France venait des étrangers et des homosexuels, tu critiques maintenant le racisme en France, tu me demandes de parler de l’homme que j’aime. Tu achètes les livres que je publie, tu les offres aux gens autour de toi. »
Et le récit se termine quand, à l’issue de sa dernière visite, le fils dit à son père que, oui il fait toujours de la politique et que celui-ci lui répond : « Tu as raison. Tu as raison, je crois qu’il faudrait une bonne révolution. »
Des propositions sur le site de "L'INVENTOIRE" (10/12/2018)
Une note de Michèle Cléach à propos de la pièce d'Hélène Zidi actuellement au Théâtre du Roi René (12 Rue Edouard Lockroy, 75011 Paris)
Au début des années 80, il y a eu « Une femme » le livre d’Anne Delbée, et son adaptation au théâtre, livre et spectacle qui avaient fait polémique : Anne Delbée avait osé, entre autres, mettre en cause Paul Claudel dans le destin tragique de sa sœur Camille, et je me souviens d’une exposition au musée d’Orsay où, sur la table des libraires, manquait « Une femme », parce que le point de vue de l’auteure ne plaisait pas à la conservatrice du musée !
Depuis, il y a eu d’autres livres, d’autres spectacles, d’autres expositions, et le film de Bruno Nuytten avec Isabelle Adjani et Gérard Depardieu. Nul, alors, ne pouvait plus ignorer l’œuvre magnifique et la tragédie vécue par Camille Claudel ; ni son internement pendant 30 ans, injustifiable (sa mère refusa de la laisser sortir alors que les médecins l’avaient jugée guérie au bout de 6 ans) ; ni ses conditions d’internement (pas d’envoi ni de réception de courrier, aucune visite de sa mère, peu de vêtements, etc.) infligées dès son entrée à l’hôpital psychiatrique, d’abord à Ville d’Avray puis à Mondevert, sur ordre de sa mère sans que son frère, pourtant bien placé, ne lève le petit doigt pour, au minimum, les améliorer ; ni sa mort, par dénutrition, en octobre 1943.
Car si Camille avait effectivement développé des symptômes paranoïaques, sa famille – et sa mère en particulier –, le rôle et la place dévolus aux femmes et encore plus aux femmes artistes à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, sa relation avec Rodin, avaient largement participé de sa maladie psychique.
C’est ce qu’Hélène Zidi nous donne à voir aujourd’hui au Théâtre du Roi René à Paris, après trois festivals d’Avignon. ...
Rencontre avec Marie-Françoise Lecourt, auteure de "La Maôve de Coutances"
(par Michèle Cléach)
C’est à la mort de sa mère en 2010 que Marie-Françoise Lecourt a éprouvé le besoin d’écrire l’histoire de son père, disparu en 1971. « Inconsciemment, j’avais fait de ma mère, pourtant atteinte depuis quelques années d’une maladie neuro-dégénérative, la gardienne de cette histoire. A sa mort je me suis dit que ça n’était pas possible que tout cela disparaisse avec elle ».
Ne pas laisser disparaître l’histoire de ce père qu’elle a toujours admiré et aimé, mais pas forcément toujours compris, et qui s’était engagé dans des mouvements qui œuvraient pour le bien de tous, même aux moments les plus sombres de l’Histoire : « je ne veux pas qu’on oublie cette histoire, ce pour quoi les gens se battaient, l’action collective qu’ils menaient pour la place de l’être humain. Je venais de quitter mon travail d’Assistante Sociale en prison, je n’en pouvais plus de voir comment le monde évoluait, comment l’être humain passait après l’économique, je voulais montrer qu’autre chose avait été possible. »
Le père de Marie-Françoise Lecourt est né dans un milieu catholique, « cureton » dit Marie-Françoise, où les pouvoirs civils et religieux se confondent. La famille se situe dans la plus pure tradition catholique et conservatrice ; comment, dans ces conditions, Adrien est-il devenu « dissident », comment a-t-il choisi l’émancipation à travers la JOC, l’Education Populaire, la participation aux mouvements sociaux (Le Front Populaire en 36), le refus de l’occupation, le syndicalisme ? ...
Un article de Michèle Cléach dans "La Faute à Rousseau" n° 78-juin 2018 pour le dossier "Femmes au travail"
"Lorsque nous étions enfants dans les années 60, descendre la rue de Siam avec notre mère, le jeudi après-midi ou le samedi, était une course d’obstacles. « Votre mère est la meilleure sage-femme de la ville de Brest » disait mon père. Cette boutade avait un accent de vérité : nous ne comptions plus le nombre de fois où nous étions arrêtées par les femmes, les mères, les grands-mères de femmes qui avaient accouché avec elle et qui ne tarissaient pas d’éloge : elles n’oublieraient jamais sa gentillesse, son calme, son professionnalisme, son attention, etc. etc. Nous étions fières, bien sûr, d’entendre ces concerts de louanges, mais ennuyées d’être ainsi retardées dans nos sorties, et conscientes, surtout, que ces femmes ne connaissaient que la face positive de la médaille. Son revers, elles n’en avaient sans doute aucune idée.
Ma mère avait fait ses études de sage-femme pendant la guerre avec le projet de repartir à Hanoï y retrouver sa mère qu’elle avait quittée à l’âge de 15 ans ; son diplôme serait l’assurance qu’elle pourrait toujours y trouver du travail. En cours de route, la rencontre avec mon père, veuf et déjà père de quatre enfants, en a décidé autrement. Ils se sont mariés en 44, et entre 1945 et 1955 la famille s’est agrandie de cinq enfants. Plus question pour ma mère de retour au Tonkin ! ..."
Une interview parue dans L'INVENTOIRE, revue littéraire d'Aleph-Ecriture le 17/07/2017
Écrire son autobiographie ou une biographie est un exercice complexe. Malgré l’envie d’écrire et de transmettre, il s’avère souvent difficile d’aller au bout de son projet. Certains décident alors de suivre un atelier d’écriture spécialisé ou une formation à l’écriture biographique.
Nous sommes allés rencontrer une spécialiste de la question, Michèle Cléach. Passionnée par la formation, elle anime des ateliers d’écriture littéraire et professionnelle chez Aleph-Écriture autour des histoires de vie.
L’Inventoire : Pouvez-vous nous dire deux mots de votre parcours professionnel et comment vous êtes venue à vous spécialiser dans les histoires de vie ?
Michèle Cléach : Savez-vous que les mots texte et tissage ont la même origine étymologique ? Ils viennent tous les deux du mot latin, textere. Je l’ai découvert en travaillant sur mon histoire.
Après un bref passage à l’Université, je me suis formée en Suède au tissage à la main que j’ai pratiqué pendant quelques années et j’ai également organisé des stages de tissage pour les particuliers.
En 1994, alors que je travaillais dans une grande entreprise depuis quelques années, j’ai pris des responsabilités syndicales, et c’est via mon activité syndicale que je me suis découvert un goût certain pour la formation. Cela m’a amenée à reprendre des études en Ingénierie de formation à la Sorbonne, et parmi les courants pédagogiques qui nous ont été présentées, il y avait les démarches d’histoires de vie en formation.
J’ai intégré l’IREFE, un institut de formation pour les élus et les responsables syndicaux. La pédagogie que nous mettions en œuvre était centrée sur la personne : partir de la personne, de ses savoirs et de son expérience pour construire avec elle les compétences dont elle avait besoin. Nous proposions, entre autres formations, un auto-bilan de compétences qui était proche de la démarche pédagogique des histoires de vie. C’est vraiment cela que je voulais développer dans mon activité de formation, des dispositifs à visée émancipatrice et porteuse de sens pour les personnes.
Au début des années 2000, je me suis donc inscrite au DUHIVIF (Diplôme Universitaire des Histoires de Vie en Formation) à Nantes, et à Paris 8, au séminaire de Danielle Desmarais – qui y était professeure invitée – Atelier autobiographique et rapport à l’écrit. J’ai également participé à quelques séminaires et journées d’études de l’Institut International de Sociologie Clinique ...
Texte paru dans le n°68-Février 2015 de la revue La Faute à Rousseau
L’été dernier, Catherine, mon amie d’adolescence m’a fait visiter sa maison.
Alors que ma relation à ce pays d’enfance est tumultueuse, chaotique et tourmentée, que je l’ai quitté à 20 ans, que j’y suis revenue régulièrement pendant plusieurs années et beaucoup plus ponctuellement ensuite, Catherine s’y est implantée, s’y est mariée, y a eu ses enfants et ses petits-enfants.
Cette « résidence secondaire » est de plus en plus leur résidence principale. Catherine dit qu’elle a trouvé son « paradis ». Depuis trois ans, avec son mari, ils lui consacrent tout leur temps libre et ils les retapent, les rénovent, les aménagent.
Car en fait de maison, ce sont en réalité deux maisons qui les occupent. Deux maisons en bois. De ces « baraques » américaines de la guerre de 14-18 qui abritaient à Brest les soldats du corps expéditionnaire américain venus prêter main forte aux Alliés. Après la guerre, un certain nombre d’entre elles ont été vendues et c’est ainsi que ces deux baraques sont arrivées là, sur ce terrain qui, dans mon souvenir, a toujours été un jardin d’Eden. Un jardin à l’anglaise, où se côtoient arbres fruitiers, haies, bosquets, et fleurs en abondance : agapanthes, arums, millepertuis sans oublier les hortensias, bleus, blancs, violets ou roses, sans lesquels les maisons bretonnes ne seraient pas bretonnes.
Cette maison - ces maisons - que dans la famille nous nous obstinions à appeler « L’oasis » ...
Une contribution parue dans le livre collectif "Le travail de l'écriture - Quelles pratiques pour quels accompagnements"
Auteures : Annemarie Trekker, Michèle Cléach, Emmanuelle Florent, Catherine Liabastre, France Merhan, Isabelle Seret
Élaboré au sein d'un groupe d'échange des pratiques autour de l'écriture dans le champ de l'approche biographique, cet ouvrage s'interroge sur la portée des différents dispositifs, des processus qu'ils mettent en oeuvre et des effets qu'ils produisent. Il aborde l'accompagnement du recueil de récits de vie et leur mise en écriture (Isabelle Seret et Catherine Liabastre), celui de l'écriture (auto)biographique (Annemarie Trekker et Michèle Cléach) et celui des écrits de formation et de recherche (France Merhan et Emmanuelle Florent).
Article de Michèle Cléach paru dans "La Faute à Rousseau" numéro 65 de février 2014
« Les éducateurs, ça parle, ça fume, et ça boit du café ». Ce sont les paroles proférées par un jeune d’un Institut Médico-Educatif et rapportées par un éducateur dans une formation aux écrits professionnels. C’était donc ainsi que les jeunes parlaient de leur travail, et ils ne s’en étonnaient pas plus que ça, les éducateurs. Car oui, ils parlent, oui, ils fument et, oui, ils boivent du café, mais pas que : ils écrivent aussi ! Les éducateurs, et plus généralement, tous les professionnels du secteur médico-social. Ils écrivent, ou ils devraient écrire. Des projets ; des bilans d’activités, des bilans d’orientation, des bilans de stage ; des rapports éducatifs, des rapports au juge ; des synthèses ; des comptes rendus de réunions, des comptes rendus de commissions, des comptes rendus d’entretiens, des comptes rendus de formations ; des cahiers de liaisons ; des courriers aux familles et aux partenaires ; ...
Article de Michèle Cléach paru dans "La Faute à Rousseau" numéro 58 d'octobre 2011
"Finalement, je ne l’aime pas ce mot, « trajectoire », et encore moins quand il est associé à « sociale ». Quand j’entends « trajectoire », c’est d’abord l’image de la fusée, Ariane ou Soyouz, peu importe laquelle, qui me vient. L’image d’un objet sommé d’atteindre en droite ligne l’objectif qui lui est assigné.
Les définitions que nous en donnent aujourd’hui Le Petit Robert vont dans ce sens : au 18ème siècle, le mot désignait « un conduit, un tube ». Aujourd’hui, le dictionnaire nous propose, au choix, « Courbe décrite par le centre de gravité d’un mobile », s’agissant de mécanique, « Trajectoire d’une planète, son orbite », s’agissant d’astronomie, « Courbe ayant une propriété donnée » s’agissant de géométrie, etc.
Point de Sujet cherchant, hésitant, trébuchant, dans ces trajectoires-là, point de chemins de traverses, de voies parallèles, d’impasses angoissantes ou reposantes.
Rien à voir avec les voies sinueuses, inattendues et surprenantes que peut prendre un trajet de vie, fut-il social.
Pour évoquer ce trajet de vie, à « trajectoire » je préfère..."
Article paru dans la revue "CARRIEROLOGIE"
(Volume 11 numéro 1 - 2007)
"Dans deux trajets d'adultes marqués par un événement à l'entrée de la vie adulte, événement qui a fait bifurquer leur trajectoire, l'auteur identifie les différentes temporalités et les étapes qui les ont conduits à la mise ne oeuvre d'un projet collectif. En s'appuyant sur la grille d'analyse du projet proposée par Jean-Pierre Boutinet, l'auteur analyse de quelle façon le projet personnel a pu s'articuler au projet collectif".
Note de lecture parue dans la revue "Pratiques de Formation - Analyses" Numéro 47 - décembre 2004
"L'ouvrage dirigé par Danielle DESMARAIS, "L'alphabétisation en question", relate la recherche-action menée pendant cinq ans dans un organisme communautaire de Montréal, « la Boîte à lettres de Longueil » qui accueille des jeunes de 16 à 25 ans en but à l’analphabétisme et à l’exclusion. Au travers de cette recherche, l’équipe de la BAL poursuivait un double objectif : renouveler les pratiques ..."
Le livre a été édité aux éditions "manuscrit.com" et est disponible chez ALEPH Ecriture.
La septième porte
Ceux d'avant
La fille de Saint Sulpice
Article paru à l'automne 1983 dans le numéro 5 de la revue "Les cahiers du tissage" :
"Pénélope vous connaissez ? Pénélope, qui pendant vingt ans a attendu son Ulysse de mari, trois années durant, tissé le jour une tapisserie qu'elle défaisait la nuit car, une fois la tapisserie terminée, elle devait choisir un nouvel époux. Aujourd'hui, Pénélope est le symbole d'une fidélité aveugle, de la passivité ..."